Il s'agit du corrigé d'un devoir de philo de l'année 1994/1995 (classe de mes filles). Comme j'ai toujours été intéressée par les écrits, le langage (oral et scriptural), la linguistique, les idées et les pensées, j'avais conservé ce corrigé que je reproduis ci-après.
Peut-on avoir peur des mots ?
Introduction :
Il faut faire apparaître la difficulté de répondre à la question telle qu'elle est formulée. Elle comporte des incertitudes dans sa formulation, des sous-entendus qui demandent à être mis au jour. Le sujet réunit le verbe "avoir", indice de passivité, et le verbe "pouvoir", indice d'activité. Autre incertitude : le "on", sujet indéterminé ; s'agit-il des auditeurs, des locuteurs ? Faut-il avoir peur des mots "en général" ?
Toute réponse positive à la question posée suppose un pouvoir des mots de faire peur ; un pouvoir des mots en général. Quelle est la nature de ce pouvoir que l'on constate en maintes situations : en politique, justice, religion etc.... et relations affectives ? Ce pouvoir ne repose-t-il que sur des artifices ou sur la crédulité des auditeurs ? Alors que le pouvoir des armes ou de l'argent s'impose avec une évidence brutale, une irrésistible séduction, celui des mots est plus mystérieux : provient-il des mots eux-mêmes ou de ce qu'ils représentent ? Mais les mots représentent-ils toujours quelque chose ?
Il faut répondre à la question : à quoi tient le pouvoir des mots ?
Les mots détiennent en eux-mêmes un pouvoir.
Ils sont le médiateur de nos relations aux autres ; relations intellectuelles mais aussi pratiques : relations de besoin, relations de désir. Ils sont pour nous le monde. La représentation du monde que nous avons est fabriquée par les mots. Les sociétés humaines ont semble-t-il, au départ, donné aux mots une valeur magique : pouvoir de transformer la réalité et l'être humain.
Les mots sont liés avec une expérience religieuse du monde. Dans la Bible, il est dit : "Au commencement était le Verbe...", le Verbe est posé comme créateur du monde. Ce pouvoir des mots demeure : on parle pour agir, et souvent parler c'est agir. Toute parole est un énoncé : je dis quelque chose au sujet de quelque chose ; je la dis à quelqu'un avec l'intention de le voir réagir par un autre énoncé ou par un acte. Parfois j'agis directement, j'ordonne, je promets, je remercie.
Des sophistes grecs aux communicateurs modernes, il y a une parenté de croyance à la toute puissance du discours, à sa capacité à déclencher une émotion (l'émotion est un comportement ébauché). Ces chantres de la démocratie et de la liberté sont toujours, au fond, alliés des puissants qui les rémunèrent à leur profit.
Ce pouvoir vient d'ailleurs.
L'époque moderne a remplacé le discours religieux par le discours politique. Les mots n'expriment pas autre chose que les situations de pouvoir qui existent dans la société. Ils servent à légitimer ces situations de pouvoir. On va craindre et donner raison à celui qui commande ! P. Bourdieu écrit : "L'efficacité symbolique des mots ne s'exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l'exerce comme fondé à l'exercer." Le pouvoir des mots ne réside pas dans les mots. Il provient des conditions sociales qui lui confèrent légitimité et autorité ; pouvoir à la fois oppresseur et justificateur des institutions sociales.
Au pouvoir "magico-religieux" succède le pouvoir moral. Au service du pouvoir le langage peut atteindre des excès que l'histoire du XXème siècle illustre abondamment :
- Hitler électrisait des foules énormes ; le mot pour le désigner est celui de "dictateur", celui qui dicte, prescrit, impose.
- Autre exemple : Staline.
- Plus récemment Khomeini mélange la légitimité religieuse et l'ambition politique.
Le pouvoir des mots est le pouvoir que lui confère celui qui croit d'une foi irraisonnée.
Ni tout puissants ni simples instruments.
À ces exemples, on voit que les mots servent aussi à inspirer le désir de révolte, et au-delà la volonté de lucidité. Les mots expriment et constituent la pensée humaine pour atteindre une vérité. Aux sophistes qui niaient que la vérité fut autre chose que sensation et opinion, qui pensaient que l'idée ne vaut que ce que nous éprouvons, en somme qu'on peut tout dire ; aux dictateurs qui érigent en vérité un point de vue particulier, les poètes, les hommes de lettres, les philosophes montrent que la richesse du langage lui permet d'échapper à toute emprise.
Garcia Lorca mis à mort par Franco, Salman Rushdie menacé par Khomeini n'ont commis d'autre faute que de dire dans leur oeuvre la complexité de la réalité contre toute "normalisation". C'est ce que montre la psychanalyse au plan individuel : les mots manifestent une vérité dérangeante. Un pouvoir de censure s'exerce contre eux et contre le message inconscient dont ils sont porteurs : la vie sexuelle et sa complexité, la haine qui se mêle à l'amour...
La réponse à la question posée au départ : peut-on avoir peur des mots est donc affirmative, à condition d'ajouter que ce qui fait peur en eux, c'est leur capacité à révéler beaucoup plus que ce qui se dit, à générer ainsi le malentendu non par insuffisance de sens mais par trop de sens. Tel est le pouvoir créateur du langage. Les mots recèlent le pouvoir de surprendre, de déconcerter et de relancer sans cesse la quête du sens qui anime les hommes.
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Pour ma part, j'ajouterai que des mots bien choisis détiennent une autre forme de pouvoir : la force de soulager des maux tels que mots de consolation, mots de motivation, mots de compliments et de félicitations, mots d'encouragement etc.
D'aucuns affirment "que toute vérité n'est pas bonne à dire". Je nuance la signification de cet adage : dire "une vérité" dans le but de nuire et de faire du mal, c'est indubitable. Mais, si la vérité est utile pour reprendre, prévenir, conseiller, éviter à l'autre de commettre une bévue etc., si le mobile est bon, en choisissant bien les termes, nous pouvons être d'un grand secours.
J'ai donc transformé cet adage en affirmant que "toute vérité est DIFFICILE à entendre" ! Et pourtant...