1) Le statut de l'artiste dans l'Angleterre élizabéthaine.
Il différait à tel point du nôtre qu'on a peine à le concevoir. Pour la moyenne des contemporains, une pièce de théâtre, c'est d'abord un texte rédigé par un écrivain et interprété par tels comédiens plus ou moins célèbres.
Pour les foules du XVIè siècle encore proches des grandes oeuvres anonymes du Moyen-Âge, une pièce, c'est d'abord : un sujet, une intrigue, et il n'est pas sûr que l'Hamlet de Thomas Kyd (1558 - 1594) se distingue beaucoup de celui de Shakespeare !
De là par exemple les précisions naïves dont les titres s'encombrent.
De là encore l'absence de scrupules en matière de "propriété littéraire" : ces histoires étaient aussi communes que l'air du temps. N'importe qui peut piller l'oeuvre du voisin, ajouter, retrancher selon sa fantaisie, et l'on sait que, dans la guerre froide qu'ils se livrent, les théâtres n'hésitent pas à s'espionner les uns les autres, à se voler des mises en scène, des idées, des manuscrits !
Il est fort probable que l'indignation de Green, devant le "corbeau paré des plumes" d'autrui, n'était pas sans motif : plus d'un passage de Henry VI sent le plagiat de Marlowe ou Chapman, et les nombreux emprunts et rajouts qui grèvent "Macbeth", "Le Roi Lear" ou "Mesure pour Mesure" posent de nos jours, à la science shakespearienne, les plus redoutables problèmes d'édition, et par conséquent d'interprétation.
Cette quasi indifférence de l'authenticité tient d'ailleurs au public lui-même. Dans la hiérarchie théâtrale, l'auteur vient en dernier. C'est ainsi qu'il ne figure jamais dans les Livres de Comptes de la Maison Royale, qui se borne à indiquer la Compagnie, le comédien qui a perçu l'argent, et parfois, au hasard, le titre d'un drame ! On comprend, dans ces circonstances, que le moindre texte entraine d'interminables questions d'attribution, et que le doute à la longue s'étende à la personne même de l'écrivain. Cependant, du vivant de Shakespeare, plusieurs livres portant son nom avaient vu le jour en librairie, précédés parfois d'éditions anonymes :
- 1593 : "Vénus et Adonis"
- 1594 : "Le viol de Lucrèce"
- 1598 : "Peines d'amour perdues", "Richard II", "Richard III"
- 1599 : "Le premier Henry IV", "Le pèlerin passionné"
- 1600 : "Le marchand de Venise", "Le deuxième Henri IV", "Beaucoup de bruit pour rien",
"Le songe d'une nuit d'été"
- 1603 : "Hamlet"
- 1608 : Le Roi Lear"
- 1609 : "Troïlus et Cressida", Périclès" et "Les Sonnets".
À cette liste s'ajoutent, publiés soit durant la vie du poète, soit peu après sa mort mais sans mention de son identité : "Titus Andronicus", "Une mégère apprivoisée", "Henry V", "Othello", "Le troisième Henry IV". En outre, neuf pièces associées à Shakespeare, les unes imprimées de son temps, les autres écrites en collaboration, sont aujourd'hui ou perdues ou rejetées : "Locrine", "Sir John Oldcastle", "Thomas Lord Cromwell" etc.
D'autres enfin, pour n'avoir pas eu l'honneur de l'impression, n'en figurent pas moins sur les documents officiels de l'époque : "Comme il vous plaira", "Antoine et Cléopâtre", "La tempête", "Le conte d'hiver", "Othello", "César".
Une situation si confuse appelait des mesures : si l'on entendait préserver la mémoire du dramaturge, il fallait qu'un volume rassemblât les textes épars et rejetât l'ivraie ! Après des échecs, on aboutit au célèbre "Folio de 1623" groupant toutes les pièces qui composent l'oeuvre de Shakespeare : comédies, drames historiques, tragédies. Le volume comportait en outre des hommages de divers confrères. Artisans et collaborateurs du Folio s'accordent sur ce point capital : les 36 pièces présentées sont l'oeuvre de cet acteur-poète stratfordien qu'ils ont connu à Londres, à la belle période du Globe !
2) Or, qu'arriverait-il si d'aventure, ils mentaient ou s'ils étaient victimes d'une cabale ?
C'est à cette interrogation qu'en viennent certains critiques pour ôter à Shakespeare la paternité de son théâtre.
- Les documents sur lesquels se fondent les biographes seraient ou douteux ou susceptibles d'autres interprétations.
- Ou bien des falsifications auraient été accomplies à dessein de cacher l'identité du véritable auteur.
Entre ce que nous savons de l'homme et ce que nous savons de l'oeuvre, c'est peu dire qu'il y a un abîme, et il faut bien pour le franchir recourir à la mystique du génie !
Là, les "antistratfordiens" ont beau jeu de clamer qu'un "campagnard" dont on ignore s'il savait écrire, peut difficilement montrer une connaissance de l'étiquette aussi approfondie que dans "Peines d'amour perdues" ou rédiger dans "Henry V" des scènes en français ! Et comment disposerait-il, sans études suivies, du vocabulaire le plus nombreux et le plus divers de tous les temps ? Comment parlerait-il de Venise ou de Navarre, s'il n'y était allé ? À quels épisodes de sa "médiocre" vie se rattacheraient les grands thèmes tragiques de Hamlet ou de Coriolan ? Autant de mystères qui conduisent à croire que Shakespeare n'est qu'un "vulgaire masque", un prête-nom sous lequel, pour des raisons particulières qui varient, se serait dissimulé quelqu'un.
Dans le prochaine article, nous lirons des hypothèses sur l'identité plausible du véritable auteur qui se cacherait sous le patronyme de Shakespeare.