Jean-Jacques Rousseau s'en prend longuement au Misanthrope, plus par raisons personnelles - ses brouilles avec ses deux plus chers amis Grimm et Diderot -, que par raison littéraire, bien qu'il écrive que c'est le chef d'oeuvre de Molière.
Il s'identifie à Alceste et lui prête ses propres ressentiments. Il écrit dans la lettre à d'Alembert que "Alceste est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien qui déteste les moeurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains."
Alceste est-il vraiment cet homme-là ? Comme il déteste les maux et les vices de ses semblables, il reproche son manque de franchise à Philinte : Alceste est forcément droit. Il se dit également homme d'honneur et de vertu : aux vers 35 et 36, il dit "Je veux qu'en homme d'honneur, on ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur." Il a également un coeur sincère : par exemple, son amour pour Célimène est sincère même s'il déplore sa coquetterie, et comme il est juste, il veut demander des explications à Célimène au sujet de ce défaut. Alceste est également franc lorsqu'il donne son opinion sur le sonnet d'Oronte. Il est d'une sincérité implacable : "Je veux qu'on soit sincère." (Vers 35). Il est donc estimable par sa franchise, sa loyauté. D'ailleurs n'aime-t-on pas "que" les gens francs et loyaux au lieu des hypocrites et des menteurs ? Alceste est aussi un véritable homme de bien car il voudrait que tous soient honnêtes et sincères. Il n'aime que ce qui est juste et bon sur la Terre. Il déteste les moeurs de son siècle où la noblesse se faisait poète-amateur et écrivait des sonnets précieux, légers, frivoles qui ne plaisaient pas du tout aux gentilhommes comme Alceste, qui en dit d'ailleurs : "Ce n'est que jeux de mots, qu'affectation pure, Et ce n'est point ainsi que parle la nature. Le méchant goût du siècle, en celà, me fait peur."
En écrivant qu'il déteste la méchanceté de ses semblables, Rousseau vise surtout ses anciens amis Grimm et Diderot avec qui il se brouille définitivement en 1757.
L'auteur lui donne un personnage ridicule, dit encore Rousseau : le misanthrope de Molière joue un rôle ridicule. En effet, Alceste nous apparaît ridicule dans son exagération. Il est trop catégorique, d'une sincérité trop inflexible. Il n'aime pas les moeurs de son siècle, et pourtant tout citoyen doit s'habituer et s'imposer dans n'importe quelle société malgré ses défauts. Alceste, lui, montre bien qu'il est l'ennemi des ménagements qu'impose la vie de société de son époque : il est contre tout et tous. Les gens pensent que Molière joue la haine des hommes à travers Alceste. Rousseau croit le contraire : le misanthrope n'est pas l'ennemi du genre humain. En s'identifiant à Alceste, Jean-Jacques Rousseau se vise lui-même. En effet comme il veut se retirer dans sa solitude, il veut se persuader qu'il ne hait point les hommes mais qu'il déteste leurs défauts qui les conduisent aux vices. Pourtant lorsque Philinte dit à Alceste "Vous voulez un grand mal à la nature humaine", Alceste répond "Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine" (Vers 113 et 114), et il ajoute au vers 118 "je hais tous les hommes."
Néanmoins, Rousseau ne démord pas de son opinion ; il croit qu'Alceste dit cela sous le coup de l'emportement, qu'il ne le pense pas vraiment et que, dans son for intérieur, il n'éprouve pas une telle aversion envers les hommes : "Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu'il ne pense de sang-froid." Rousseau ajoute également "qu'un vrai misanthrope est un monstre" qui ferait "horreur", s'il existait. Pour lui, Alceste ne fait absolument pas horreur puisque l'on rit, but que s'est fixé Molière en le faisant jouer un rôle ridicule.
Rousseau dit encore que "s'il n'y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain". Il est vrai que, misanthrope ou non, on peut éprouver de l'aversion pour certaines personnes antipathiques, et tout gentilhomme sincère, loyal et ayant le sens de l'honneur est misanthrope en son for intérieur lorsqu'il se trouve devant des fripons et des flatteurs. On n'a rien à craindre d'un misanthrope qui est l'ennemi des défauts de la société, tandis que l'on peut s'attendre à tout de "l'ami du genre humain", qui, sous un masque de bonté et de sincérité, cache l'hypocrisie et la méchanceté. En effet, l'ami du genre humain n'ose pas dire sa véritable pensée, il a peur de communiquer ses quatre vérités à quelqu'un, il flatte ses défauts ou ses actions (bonnes ou mauvaises) pour ne pas le perdre. D'ailleurs cet homme-là est souvent l'ami de celui qui l'intéresse à tout point de vue.
Rousseau, en prenant prétexte d'analyser le caractère d'Alceste par rapport à la pièce de Molière, cherche à expliquer sa conduite et sa raison de vouloir se retirer dans sa solitude. En s'identifiant à Alceste, il juge à la fois la conduite d'Alceste et la sienne.
Commentaire : cette dissertation de français a été rédigée pour le
lundi 30 janvier 1967, alors que j'étais âgée de seize ans et demi. Il y a des lourdeurs dans le style, mais ne dit-on pas que l'on s'améliore avec l'âge ? J'ai obtenu une note
très honorable avec comme appréciation : "Un développement bien appuyé d'exemples et nettement construit. Des lacunes toutefois : le ridicule d'Alceste n'est pas assez montré et discuté.
Molière a-t-il joué la vertu ?"