Bien que je sois très occupée (correction d'un manuscrit, préparation de tenues de salons, mes propres productions), j'ai eu envie de partager avec vous l'article de Gilles Martin-Chauffier que vous trouverez ci-dessous, découvert fortuitement dans le magazine "PARIS MATCH" du 21 au 27 novembre 2019.
Certains abonnés de Paris Match l'ont peut-être déjà lu. Cependant, nombreuses sont les personnes qui ne lisent pas forcément toutes les parutions de ce magazine, n'est-ce pas ?
TITRE : COUPONS LA GLOIRE EN DEUX
Sous-titre : Qui est le véritable génie français ? Régis Debray imagine une France éprise de Stendhal tandis que lui en pince pour Victor Hugo, dont les ailes de géant font décoller nos illusions.
Article :
Entre nous, on sait bien comment est le Français : pressé, râleur, frondeur et envieux. Un mouton aux rancoeurs de lion. Cela dit, pas question de l'avouer aux autres. Chaque peuple a sa formule chimique. Climat, langue, cuisine, courtoisie, tout fait farine dans son moulin. Résultat : l'Espagnol est fier, l'Indien mystique, l'Italien baratineur et le Français, en toute modestie, premier au concours universel de culture générale. Dans le monde, aujourd'hui, un Parisien de 2019, c'est un Athénien à Rome au temps d'Auguste. Politiquement zéro mais intellectuellement ce qui se fait de mieux ! Surtout ne pas traiter le sujet à la légère. Prenez le nom du pavillon français à la prochaine exposition universelle. Si l'on voulait y attirer les visiteurs, il faudrait l'appeler Chanel, Saint-Laurent, Dior, BB, Bebel, Fernandel ou Piaf. Aucun risque que cela survienne. Qu'importe que nous soyons le pays des pépères à béret qui jouent à la pétanque, nous serons représentés par un écrivain, point final ! Et pas par Molière ou La Fontaine, trop communs, Mais par Stendhal, qui a battu Hugo sur le fil. Ainsi en aurait décidé une commission.
D'où l'entrée en scène de Régis Debray, un peu vexé de n'avoir pas été consulté. Monsieur a des lueurs sur le sujet. Le choix de Stendhal l'agace. D'abord il se disait Italien de coeur, n'aimait que Rome, Milan, la Scala, Rossini et les ragazzas brunes bouclées à grosse poitrine. Ensuite, l'esclavage, le bagne, le travail des enfants ou les malheurs des Grecs qui agitèrent tant Hugo ne lui excitaient en rien la plume. Il laissait les trois Grâces, Liberté, Égalité et Fraternité se partager l'encre de Lamartine, Michelet et autres gesticulateurs républicains. Définitivement île de Ré plutôt qu'île Seguin, il haïssait le pathos et la guimauve. Son écriture alerte et vive n'avait pas de graisse. C'était du Fragonard, de l'Offenbach, du Satie. En 1830, alors que les fusils tirent au Théâtre-Français, à deux pas de chez lui, il reste tranquillement lire dans son fauteuil. C'est un homme à l'écart. Rien à voir avec les poses de Chateaubriand en "beau style". Rien à voir non plus avec Hugo. Lui écrit en majuscules, déroule les alexandrins au kilomètre et force la dose dès qu'il peut. Parfois il enfile le frac* pour aller dîner aux Tuileries avec Louis-Philippe, d'autres jours il défile en bras de chemise. Une seule chose lui importe : être le point de mire de tous, des blouses comme des redingotes. Quand il veut dire "moi", il écrit "nous". Il couche avec la bonne, fait tourner les tables, se prend pour Moïse mais réclame ses trois repas par jour et des draps propres Son oeuvre est emphatique et symphonique, lui-même est "kolossal". Et Debray a raison : avec ses deux héros, il ratisse tout notre jardin à la française. Car il y a toujours eu deux France, celle du sacre de Reims et celle du dernier repas des Girondins, celle qui occupe le Zambèze et celle qui courtise la Corrèze, celle qui aime les concertos pour piano et celle qui se précipite aux concerts de Johnny. Entre les deux, Debray ne tranche pas vraiment. En revanche, il nous régale. Son style fait la roue. Un vrai carnaval de formules brillantes à propos de notre sujet préféré : la France."
* queue de pie
Cf. "Du génie français" de Régis Debray, aux éditions Gallimard. 128 pages, 14 €