Au lieu de sélectionner vingt textes, les éditions Jacques Flament ont décidé d'en faire paraître vingt-huit : treize sur le thème de la déportation et quinze nouvelles concernant les trains, puisque le thème des deux premières phrases évoquait un trajet (ou voyage) effectué dans un train bondé.
Mon texte que j'ai intitulé Un voyage mouvementé - donc qui ne traitait pas de la déportation -, n'a pas été classé dans les quinze premières nouvelles. Il est vrai que je l'ai écrite en utilisant un ton humoristique. Quoi qu'il en soit, et au risque de me répéter, participer à des concours est un excellent exercice, le plus important étant de donner le meilleur de soi et de s'améliorer sans cesse.
Je joins un extrait du courriel reçu le 31 juillet :
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Un voyage mouvementé
Fatigués de lutter contre les forces d’inertie, nous roulions soudés vers la nuit, subissant l’odeur aigre des corps entremêlés. Le bruit sourd et saccadé de l’acier sur les rails étouffait les soupirs.
En rase campagne, le train s’arrêta pour la énième fois, ce qui me tira de ma somnolence. Que se passait-il encore ? Aucune explication, rien. Quelques regards se croisèrent, interrogateurs, mais personne n’avait de réponse. Après un temps qui me parut interminable, le wagon s’ébranla de nouveau, nous laissant perplexes, du moins ceux qui étaient à présent totalement réveillés.
Le long weekend de Noël s’annonçait vraiment mal ! Comment en étions-nous arrivés là... ?
Le train que j’avais pris en fin de matinée était bondé depuis que les voyageurs d’un autre corail, resté en rade en raison d’une panne survenue en fin d’après-midi, avaient grimpé dans le nôtre, avec « armes et bagages », afin de poursuivre leur voyage. L’information nous avait été communiquée directement par ces usagers malchanceux des chemins de fer. En effet, cette vénérable institution qu’est la Société nationale des chemins de fer restait, comme bien souvent, étrangement muette face à nos questions pourtant légitimes. Un arrêt impromptu dans une gare – ce qui me contraria fort, car j’avais veillé à prendre un train direct -, avait alors permis à cette marée humaine d’envahir notre espace roulant, déjà restreint.
Mon voyage, qui s’annonçait si plaisant au départ, avait viré au cauchemar ! Dès la montée de cette horde de voyageurs – pressés, comme la plupart d’entre nous, d’arriver à destination, et à temps, pour passer les fêtes en famille –, toutes les émotions possibles et imaginables s’exprimèrent dans une cacophonie assourdissante. Des pleurs de bébés perturbés ; des chamailleries d’enfants surexcités ; des gronderies de parents excédés ; des jérémiades à n’en plus finir ; des soupirs de résignation ; et parfois, ô miracle, des éclats de rire, rires nerveux néanmoins, car il n’y avait vraiment rien de risible dans leur situation !
Le train avait pris beaucoup de retard, à double titre. Outre le temps nécessaire passé dans la gare pour permettre le transfert des « sinistrés », auquel s’était ajoutée l’attente du nouveau départ, la locomotive avait dû, pour une obscure raison, réduire considérablement sa vitesse. Aussi, au lieu de gagner vers vingt-trois heures notre destination finale, nous allions sûrement passer une bonne partie de la nuit dans ce train. Je n’osais imaginer la réaction de nos proches, qui, le regard rivé sur le tableau des horaires d’arrivée, devaient recevoir l’information avec incrédulité !
Quelle ironie ! Moi, qui fut si heureux d’avoir encore pu attraper au vol ce train direct, muni d’un roman policier que je m’étais fait une joie de dévorer pendant le trajet. C’était fichu à présent ! Le polar attendrait...
Entassés comme nous l’étions, la promiscuité s’était avérée, au fil des heures, de plus en plus insupportable. Des odeurs corporelles diverses venaient chatouiller désagréablement nos narines : mélange d’eaux de toilette et de lotions après-rasage qui avaient viré ; odeurs d’aisselles en nage, de pieds échappés de leurs chaussures, de couches de bébés souillées, d’haleine fétides ou chargées des relents du dernier repas, sans compter les effluves de victuailles diverses, sorties des sacs en début de soirée. C’était écœurant !
Et que dire des conditions physiques ! Le moindre mouvement relevait de l’exploit. Les postérieurs s’ankylosaient, écrasés sur les sièges inconfortables ; des fourmillements s’infiltraient dans nos membres inférieurs ; le plus petit changement de posture dérangeait grandement les voisins les plus proches, qui, eux aussi, tentaient d’adopter une nouvelle position un peu plus confortable, en tirant de leur torpeur ceux qui parvenaient à se résigner. De temps en temps, des quintes de toux venaient s’ajouter aux bruissements des étoffes et des frottements, rompant par moments furtifs le silence pesant qui s’instaurait progressivement.
Pendant combien de temps encore allions-nous supporter stoïquement ce cortège d’odeurs nauséabondes, de bruits discordants et d’inconfort physique ?
Au tout début, quelques voyageurs avaient pris les choses avec dérision. À un moment donné, j’entendis une voix clamer tout haut : « Les voyages forment la jeunesse ! » La réponse qui s’ensuivit ne se fit pas attendre : « Alors, je suis en pleine formation ! », et provoqua l’hilarité des passagers les plus proches. Elle émanait d’une jeune étudiante dont l’humour ne s’était pas encore émoussé !
D’autres, au contraire, fulminèrent contre la Société des chemins de fer et répétèrent, à qui voulut l’entendre, qu’elle aurait dû s’assurer, en cette période de fin d’année et de forte affluence, du bon fonctionnement de tous ses trains.
Les contrôleurs, débordés, n’avaient cessé de se déplacer, tant bien que mal, de voiture en voiture, enjambant les bagages amoncelés ici et là, subissant la mauvaise humeur des uns, les interrogations dubitatives des autres, et devenant rapidement l’exutoire de notre exaspération croissante face à ce désastreux voyage.
Un peu de calme mit fin à toute cette agitation, quand, harassés, nous nous étions enfin endormis, certains serrés comme des harengs sur les banquettes, d’autres plus ou moins avachis à même le sol et utilisant leur sac de voyage comme polochon. Pour ma part, je somnolais par intermittence, coincé contre la paroi du wagon, et regrettant amèrement d’avoir voulu faire l’économie d’un billet de première classe, les conditions de voyage devaient y être certainement moins pénibles !
Le train roulait dans la nuit, chargé de sa cargaison de corps de tous gabarits.
De temps en temps, il déversait sur les quais d’une gare quelques voyageurs parmi ceux qui avaient été débarqués du corail en panne, à la satisfaction générale. Lors de l’annonce du premier arrêt, nous avions été fort surpris, nous, les passagers du train direct, qui pensions naïvement nous rendre tous à la même destination et devoir supporter pendant tout le trajet restant ces déplorables conditions de transport, tels des bestiaux soudés les uns aux autres. Fort judicieusement, les départs des gares desservies avaient été annulés, et, sur le quai, le tableau en drapeau affichait, à mon grand soulagement, la mention « train supprimé ».
Une effervescence, similaire à celle de la montée désordonnée et précipitée dans le train, s’emparait des gens qui devaient descendre. Des interpellations, des cris, des bagages qui nous heurtaient au passage, s’ajoutaient au grincement des freins sur les rails et aux lumières aveuglantes des gares, et interrompaient régulièrement notre sommeil déjà très agité, nous laissant complètement hagards. Après le coup de sifflet du chef de gare – qui s’était auparavant assuré, longuement et avec un zèle exemplaire, que plus personne ne descendait –, le train se remettait à rouler, cahin-caha, et la nuit nous happait une nouvelle fois, nous replongeant dans un autre cycle de sommeil que chacun espérait réparateur.
Vers cinq heures du matin, le train parvint enfin à son terminus. Son arrêt grinçant nous arracha définitivement à notre repos, devenu, il est vrai, plus agréable au fil des gares desservies.
Les derniers voyageurs, débraillés, aux vêtements froissés et pleins de sueur, aux yeux rougis par le manque de sommeil, aux cheveux hirsutes, rassemblèrent leurs bagages avec une lassitude teintée de soulagement. Certains comptèrent leur progéniture – de peur qu’il en manquât ! Beaucoup se précipitèrent vers les cabines téléphoniques pour prévenir leurs proches de leur arrivée, ce qui provoqua une belle cohue et laissa éberlués les quelques employés déjà présents dans la gare en ce début de matinée.
Les contrôleurs, qui avaient passé la nuit dans des conditions peu enviables également, étaient tout aussi déconfits et fourbus. Rêvaient-ils au retour au bercail ? Regrettaient-ils leur ancien boulot ? Maudissaient-ils eux aussi ces pannes de train qui les privaient de toutes ces heures précieuses qu’ils auraient dû passer chez eux ?
Cessant là mes divagations, je pris congé de mes compagnons d’infortune. Je me dirigeai à grands pas vers la sortie afin de regagner au plus vite la demeure familiale, en priant le ciel que les chauffeurs de taxis ne fissent pas grève ce jour-là, ce qui eût été le comble après cette mémorable nuit passée dans le train.
Auteure : Lucile Gauchers